Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
15 juillet 2009 3 15 /07 /juillet /2009 09:24

     L'une s'appelait Clara et demeurait dans la vieille ville ; elle posait pour Adolphe qui tout en lui parlant, défaisait son fichu blanc et remettait en place ses accroche-cœurs. Gaspard avait choisi Marguerite, la plus grande qui posait assise comme une princesse sur le banc. Marthe, le jupon trempé et le corsage en désordre riait sans cesse tandis que Ferdinand multipliait les esquisses de son charmant minois en réclamant à chaque fois un baiser pour l'encourager.

     Quant à Achille, il avait pris Joséphine par l'épaule et commentait les prouesses de ses compères, vérifiant le paiement des contrats. Un dessin, un baiser... un accord qui accéléra la vivacité du trait des croqueurs dont les portraits réalisés en une seconde étaient parfois d'une qualité remarquable.

     Ferdinand excellait dans cette tâche et exigea de sa muse qu'elle passât par toutes les émotions du monde, de la colère à la joie, de la tristesse à l'amour, autant de dessins qui lui valurent trois baisers et un autre.

     Gaspard, après avoir profité des lèvres de sa victime par l'entremise d'un ou deux profils bien sentis, s'était lancé dans un ouvrage plus complexe. Des lignes de fuite tracées au jugé filaient maintenant sur sa feuille et l'on vit renaître Marguerite qui n'était plus sur la berge de la Saône, mais sur les bords d'une cascade. Sa robe avait disparu et elle n'apparaissait plus vêtue que de sa longue chevelure, ses bras pudiques masquant partiellement sa poitrine. Devant les injonctions du jeune peintre, la lavandière n'osait plus bouger car elle sentait que la transformation s'opérait. Elle devenait une naïade sous les branches  d'un saule ; de trois-quarts.

     Achille assistait à l'exécution et comprit que la nymphe avait un corps de poisson dont les courbes d'une grande féminité s'épanouissaient sous le crayon de l'artiste. Comme il craignait que la belle ne se lassât de la pose, il acheva vite, habillant à peine son image de quelques effets d'eau et de coquillages avant de lui montrer son dessin. Autour de lui, les rires et les complicités luxurieuses avaient gagné en intensité. Marguerite restait silencieuse, stupéfaite peut-être.

      L'atelier des quatre croqueurs aurait bien pu durer jusqu'à la nuit, les artistes tant séduits par ce grand moment qu'Adolphe avait oublié Mme Adelin, Ferdinand sa logeuse, Achille sa femme et Gaspard sa mère. Qu'il faisait bon partager l'ivresse de ce crépuscule en si bonne compagnie...

 

       Seulement, le hasard avait voulu qu'une section du régiment de Génie ait pris ses cantonnements à quelques encablures de là. Trois jeunes officiers s'étaient d'ailleurs habitués à voir passer dernièrement des lavandières qui ce soir-là étaient en retard, tant et si bien qu'ils se mirent à leur recherche. Lorsqu'ils approchèrent de la passerelle, bien décidés d'ailleurs à ne pas payer le péage piétonnier, ils trouvèrent là l'atelier itinérant des quatre artistes et mirent un terme à la séance de pose aussi vite qu'un dessin file dans la Saône. L'un appela Clara qui se jeta à son coup, Marthe abandonna Ferdinand pour embrasser fougueusement l'officier à la vareuse bleue, Joséphine fila vers l'autre qui la saisit par la taille. Après un bref salut les dames partirent au bras des militaires. Marguerite demeurait cependant avec son dessin ; mais voyant ses amies sur le départ, elle se leva. Un officier la héla et à regret, elle prit congé ; laissant la naïade sur le banc. La phalange des croqueurs devant une si foudroyante déconvenue demeura muette et plia lentement bagage. Tous enfournèrent penauds leurs dessins dans leur carton et ils durent, malgré leurs intenses négociations avec les employés Morand, payer à nouveau le passage de la passerelle Saint-Georges pour retourner sur leur rive.

        Quelques jours plus tard, jonglant avec ses devoirs familiaux et ses cours aux beaux-arts, Gaspard revint seul sur la passerelle Saint-Georges, mais le bateau-lavoir avait changé d'emplacement. Il arpenta ensuite les rives de la Saône, inspectant les plattes toutes ressemblantes. Plus sûrement, il chercha à retrouver le gardien du bateau-lavoir qu'il avait un peu observé, mais jamais, parmi les armées de bras au travail et même dans le quartier des militaires, il ne retrouva Marguerite.

        Plus tard il apprit que des accidents n'étaient pas rares, et qu'on avait vu de ces frêles esquifs sombrer corps et âme, engloutis par les courants du fleuve. Les robes des femmes gorgées d'eau les entraînaient parfois au fond. Ainsi, avec un peu de temps, son esprit fit-il le deuil de la naïade. Mais même à la fin de ses études, retrouvant le dessin jauni dans un vieux carton, il admit qu'il n'avait jamais réussi d'esquisse aussi vivante.

Partager cet article
Repost0

commentaires

B
On rentre bien dans l'histoire ! Comme on le constate, il y a toujours la concurrence de l'uniforme auprès de ces dames ... Bonne soirée et à bientôt. Bernard
Répondre
E
<br /> et oui, le fameux prestige de l'uniforme... Même les lavandières n'y résistent pas !<br /> <br /> <br />