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24 décembre 2013 2 24 /12 /décembre /2013 10:25

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« Deux dindes truffées, Garrigou ?…

— Oui, mon révérend, deux dindes magnifiques, bourrées de truffes. J’en sais quelque chose, puisque c’est moi qui ai aidé à les remplir. On aurait dit que leur peau allait craquer en rôtissant, tellement elle était tendue…

— Jésus-Maria ! Moi qui aime tant les truffes !… Donne-moi vite mon surplis, Garrigou… Et avec les dindes, qu’est-ce que tu as encore aperçu à la cuisine ?…

— Oh ! Toutes sortes de bonnes choses. Depuis midi  nous n’avons fait que plumer des faisans, des huppes, des gélinottes, des coqs de bruyère. La plume en volait partout. Puis de l’étang on a apporté des anguilles, des carpes dorées, des truites, des…

— Grosses comment les truites, Garrigou ?

— Grosses comme ça, mon révérend… Enormes !…

— Oh ! Dieu ! Il me semble que je les vois… As-tu mis le vin dans les burettes ?

— Oui, mon révérend, j’ai mis le vin dans les burettes… Mais dame ! il ne vaut pas celui que vous boirez tout à l’heure en sortant de la messe de minuit. Si vous voyiez cela dans la salle à manger du château. Toutes les carafes qui flambent pleines de vins de toutes les couleurs !… Et la vaisselle d’argent, les surtouts ciselés, les fleurs, les candélabres !… Jamais il ne se sera vu un réveillon pareil. Monsieur le marquis a invité tous les seigneurs du voisinage.

  Rien que d’avoir flairé ces belles dindes, l’odeur des truffes me suit partout. Meuh !…

— Allons, allons, mon enfant. Gardons-nous du péché de gourmandise, surtout la nuit de la Nativité… Va bien vite allumer les cierges et sonner le premier coup de la messe ; car voilà que minuit est proche, et il ne faut pas nous mettre en retard… »

Cette conversation se tenait une nuit de Noël de l’an de grâce mil six cent et tant, entre le révérend dom Balaguère, ancien prieur des Barnabites, présentement chapelain gagé des sires de Trinquelague, et son petit clerc Garrigou, ou du moins ce qu’il croyait être le petit clerc Garrigou, car vous saurez que le diable, ce soir-là, avait pris la face ronde et les traits indécis du jeune sacristain pour mieux induire le révérend père en tentation et lui faire commettre un épouvantable péché de gourmandise. Donc, pendant que le soi-disant Garrigou (hum ! hum !) faisait à tour de bras carillonner les cloches de la chapelle seigneuriale, le révérend achevait de revêtir sa chasuble dans la petite sacristie du château ; et, l’esprit déjà troublé par toutes ces descriptions gastronomiques, il se répétait à lui-même en s’habillant :

« Des dindes rôties… des carpes dorées… des truites grosses comme ça !… »


 

 « Quel bon réveillon nous allons faire après la messe ! » Drelindin din !… Drelindin din !…C’est la messe de minuit qui commence. Et que de monde ! Et que de toilettes ! Et messieurs les marmitons qui viennent entre deux sauces prendre un petit air de messe et apporter une odeur de réveillon dans l’église tout en fête et tiède de tant de cierges allumés.

Est-ce la sonnette de Garrigou, cette enragée petite sonnette qui s’agite au pied de l’autel avec une précipitation infernale et semble dire tout le temps : « Dépêchons-nous, dépêchons-nous… Plus tôt nous aurons fini, plus tôt nous serons à table. » 

 

Le digne homme débite son office très consciencieusement, sans passer une ligne, sans omettre une génuflexion ; et tout marche assez bien jusqu’à la fin de la première messe ; car vous savez que le jour de Noël le même officiant doit célébrer trois messes consécutives.

« Et d’une ! » se dit le chapelain avec un soupir de soulagement ; puis, sans perdre une minute, il fait signe à son clerc ou celui qu’il croit être son clerc, et…

Drelindin din !… Drelindin din !


C’est la seconde messe qui commence, et avec elle commence aussi le péché de dom Balaguère. « Vite, vite, dépêchons-nous, » lui crie de sa petite voix aigrelette la sonnette de Garrigou, et cette fois, le malheureux officiant, tout abandonné au démon de gourmandise, se rue sur le missel et dévore les pages avec l’avidité de son appétit surexcité.

Dom… scum !… dit Balaguère.…Stutuo ! … répond Garrigou ; et tout le temps la damnée petite sonnette est là qui tinte à leurs oreilles, comme ces grelots qu’on met aux chevaux de poste pour les faire galoper à la grande vitesse. Pensez que de ce train-là une messe basse est vite expédiée.

« Et de deux ! » dit le chapelain tout essoufflé ; puis sans prendre le temps de respirer, rouge, suant, il dégringole les marches de l’autel et…

Drelindin din !… Drelindin din !…


C’est la troisième messe qui commence. Il n’y a plus que quelques pas à faire pour arriver à la salle à manger ; mais, hélas ! À mesure que le réveillon approche, l’infortuné Balaguère se sent pris d’une folie d’impatience et de gourmandise. Sa vision s’accentue, les carpes dorées, les dindes rôties sont là, là… il les touche ; il les… Oh ! Dieu ! Les plats fument, les vins embaument ; et, secouant son grelot enragé la petite sonnette lui crie :

« Vite, vite, encore plus vite !… »

 

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Mais comment pourrait-il aller plus vite ? Ses lèvres remuent à peine. Il ne prononce plus les mots… A moins de tricher tout à fait le bon Dieu et de lui escamoter sa messe… Et c’est ce qu’il fait, le malheureux !… De tentation en tentation, il commence par sauter un verset, puis deux. Puis l’Épître est trop longue, il ne la finit pas, effleure l’Évangile, passe devant le Credo sans entrer, saute le Pater, salue de loin la préface, et par bonds et par élans se précipite ainsi dans la damnation éternelle, toujours suivi de l’infâme Garrigou (vade rétro, Satanas ! ) qui le seconde avec une merveilleuse entente, lui relève sa chasuble, tourne les feuillets deux par deux, bouscule les pupitres, renverse les burettes, et sans cesse secoue la petite sonnette de plus en plus fort, de plus en plus vite.

« L’abbé va trop vite… on ne peut pas suivre », murmure la vieille douairière en agitant sa coiffe avec égarement. Mais au fond tous ces braves gens qui, eux aussi, pensent à réveillonner, ne sont pas fâchés que la messe aille ce train de poste ; et quand dom Balaguère, la figure toute rayonnante, se tourne vers l’assistance en criant de toutes ses forces : Ite missa est, il n’y a qu’une voix dans la chapelle pour lui répondre un Deo gratias si joyeux, si entraînant, qu’on se croirait déjà à table au premier toast du réveillon.


Cinq minutes après, la foule des seigneurs s’asseyait dans la grande salle, le chapelain au milieu d’eux. Tant il but et mangea, le pauvre saint homme, qu’il mourut dans la nuit d’une terrible attaque, sans avoir eu seulement le temps de se repentir ; puis au matin, il arriva dans le ciel encore tout en rumeur des fêtes de la nuit, et je vous laisse à penser comme il y fut reçu.


« Retire-toi de mes yeux, mauvais chrétien ! lui dit le souverain Juge, notre maître à tous. Ta faute est assez grande pour effacer toute une vie de vertu… Ah ! Tu m’as volé une messe de nuit… Eh bien ! Tu m’en payeras trois cents en place, et tu n’entreras en paradis que quand tu auras célébré dans ta propre chapelle ces trois cents messes de Noël en présence de tous ceux qui ont péché par ta faute et avec toi… »

…Et voilà la vraie légende de dom Balaguère comme on la raconte aux pays des olives.


 

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commentaires

D
J'adore cette lettre de mon moulin !<br /> Merci Eléonor.<br /> <br /> Ce soir pas de dinde, pas de huppe, pas de truite ni de carpe, mais des St Jacques et de bons gros homards bretons !<br /> <br /> Joyeux Noël à vous deux .<br /> !
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E
<br /> <br /> le homard me va bien !<br /> <br /> <br /> J'aime toute l'oeuvre de Daudet<br /> <br /> <br /> bonne fin d'année a vous aussi<br /> <br /> <br /> <br />